Le professeur de relations internationales à l’Université de Genève, Hassani Abidi, adopte une position pessimiste quant à l’évolution des relations entre l’Algérie et la France, estimant que les deux pays se dirigent vers une rupture totale si l’escalade n’est pas maîtrisée et si la pression croissante des milieux politiques français persiste.
Il a affirmé dans un entretien avec « El-Khabar » qu’« il est temps que la France change d’approche pour revenir à une diplomatie calme et équilibrée, susceptible de permettre l’examen de toutes les questions, y compris celle de Boualem Sansal ».
Dans le contexte des tensions croissantes entre Alger et Paris, jusqu’où, selon vous, l’escalade pourrait-elle aller du côté français ?
Les relations entre l’Algérie et la France traversent la période la plus délicate depuis l’indépendance. Certes, elles ont déjà connu des crises, mais celles-ci avaient été gérées avec équilibre grâce à la prudence des responsables algériens et français, qui avaient su circonscrire les tensions et neutraliser les forces susceptibles d’aggraver les différends.
Mais cette fois, il est très difficile de prévoir l’avenir de ces relations, car l’escalade a dépassé le niveau du président de la République française et s’est propagée à d’autres secteurs de l’État. Les partis politiques en France exploitent les tensions avec l’Algérie à des fins politiques et électorales, tandis qu’une partie significative de l’élite française, nostalgique de la France coloniale, instrumentalise ces différends à des fins de chantage politique.
Par conséquent, il devient difficile pour le président français ou même son ministre des Affaires étrangères — pourtant favorables à l’apaisement — de maîtriser pleinement ces relations.
Le danger principal est que les institutions politiques et constitutionnelles françaises — Parlement, Sénat, voire la justice —, qui pourraient jouer un rôle positif pour revenir à des relations équilibrées et solides, sont aujourd’hui marginalisées ou prisonnières des fluctuations politiques au sein des deux chambres, qui poussent vers l’escalade, voire la rupture totale.
Il n’y a plus de plafond à l’escalade entre l’Algérie et la France, selon Abidi. Il estime que la situation échappe désormais au contrôle du côté français, particulièrement de l’Élysée et du ministère des Affaires étrangères, étant donné que tous les acteurs politiques qui leur sont liés cherchent à s’approprier le dossier algéro-français pour influencer la politique extérieure — une situation sans précédent dans les relations entre les deux pays.
Concernant la question des sanctions : la France pourrait-elle aller jusqu’à sanctionner des responsables algériens ?
Abidi indique que de nombreux acteurs dans les cercles de décision français réclament des sanctions à l’encontre de responsables algériens, telles que : pression sur leurs familles, interdiction de visas, campagnes de diffamation contre des personnalités, ou encore la suggestion d’imposer un régime de contrôle sur les transferts financiers des Algériens.
D’autres vont plus loin, préconisant des mesures encore plus radicales, comme internationaliser le différend lié à Boualem Sansal, en appelant la Commission européenne à suspendre l'accord de partenariat et à rejeter la demande algérienne de sa révision — une évolution qu’Abidi qualifie de très dangereuse pour deux pays partenaires.
Bien que certains partenaires européens de l’Algérie, au sein de l’Union, ne jugent pas nécessaire d’y impliquer l’Europe, plusieurs acteurs français, tant au Parlement européen que dans les exécutifs, tentent de convaincre Bruxelles d’exercer une pression supplémentaire sur l’Algérie, de peur que la France ne paraisse isolée dans ce conflit.
Pourquoi la classe politique française accorde-t-elle autant d’importance à l’affaire Sansal ?
Abidi estime que c’est une grave erreur de la France de réduire une relation multiforme et essentielle — fondée sur des liens historiques, économiques, la présence de Français d’origine algérienne, et des entreprises françaises en Algérie — à la seule affaire Boualem Sansal. Selon lui, couper ainsi court aux relations bilatérales au motif de ce dossier porte atteinte à des principes fondamentaux de la relation franco-algérienne.
Il ajoute que la France n’a pas mesuré la sensibilité du sujet pour l’Algérie, et que certains cercles ont saisi cette occasion pour lancer une campagne politique, exploitant la presse, la liberté d’expression de Sansal, ses relations personnelles, afin de mettre en place une campagne médiatique visant non seulement l’écrivain, mais la relation bilatérale elle-même, tout en brandissant la menace de sanctions graduelles.
Y a-t-il une possibilité de compromis pour apaiser les tensions ?
Abidi estime que certains pays européens, notamment l’Allemagne et l’Italie, possédant de bonnes relations avec l’Algérie, ont offert leur médiation pour rapprocher les points de vue. Il est encore possible de maîtriser la crise, sans recourir à des intermédiaires extérieurs, par le retour à la diplomatie, le respect mutuel et la recherche de solutions équilibrées pour clore cette crise, y compris autour de l’affaire Sansal.
Voyez-vous une possibilité que les différends mènent à une rupture totale des relations ?
Selon Abidi, oui, c’est une possibilité réelle « Nous nous rapprochons jour après jour d’une rupture totale si les deux parties ne mesurent pas la gravité de l’escalade, et si la pression croissante de certains milieux politiques français ainsi que d’une partie de l’élite algérienne opposée à un retour des relations à la normale se poursuit.
Il ajoute qu’une rupture constituerait un échec majeur de la gestion des relations bilatérales et une défaite coûteuse pour les deux pays. Plusieurs acteurs attendent ce moment pour renforcer un discours dangereux d’isolement de l’Algérie.
Pour Abidi, il est crucial que la diplomatie reprenne, que la confiance soit reconstruite, que le respect mutuel soit rétabli, et qu’on donne la priorité au dialogue diplomatique pour résoudre les différends, y compris celui de Boualem Sansal. Il assure qu’un départ digne et équitable pour sortir de la crise est encore possible.
Il conclut que le coût de la poursuite de l’affaire Sansal s’avère épuisant et vidant pour le pays, et que l’erreur de la France est de croire qu’imposer des diktats à l’Algérie améliorerait la relation. « Il est temps que la France change de méthode, retourne à une diplomatie calme et équilibrée, afin d’envisager chaque problème, y compris celui de Boualem Sansal. »
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