En liant les tensions existantes entre l’Algérie et Bamako au découpage des frontières effectué par l’administration coloniale française, sans considération pour les réalités ethniques et communautaires de la région, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a placé la politique de son pays dans une contradiction flagrante, à deux niveaux : historique, et politique à la fois régionale et internationale actuelle.
Alors que le chef de la diplomatie russe tentait de dédouaner son pays des accusations de "massacres de civils" perpétrés par le Corps africain relevant du ministère de la Défense, il l’a en réalité compromis, en révélant que la Russie adopte des convictions et une vision contraires à celles des autorités militaires de transition au Mali, qui affirment œuvrer pour l’unité du pays face à ce qu’elles qualifient de séparatistes touaregs (Azawad).
Ce positionnement a également mis en question la légitimité même de la présence russe au Mali, justifiée par Lavrov lors d’interventions précédentes comme étant fondée sur des accords de coopération sécuritaire entre Moscou et Bamako.
Ce qui est également surprenant dans les déclarations du ministère russe des Affaires étrangères – bien qu’elles contiennent une part de vérité sur l’usage par les puissances coloniales des divisions ethniques pour affaiblir les pays et disperser leurs forces sociales – c’est qu’il ait soulevé un sujet qui n’a jamais été évoqué auparavant, même pas dans un simple appel téléphonique entre les deux pays depuis l’indépendance.
L’origine des tensions entre les deux pays remonte en réalité à une crise interne au Mali, qui était sur le point de connaître un dénouement définitif il y a deux ans, sur la base de l’Accord de paix et de réconciliation issu du processus d’Alger. Mais cette issue a été avortée par l’arrivée au pouvoir des autorités militaires de transition, qui ont remis en cause ce document de référence et ont fait appel à des forces russes pour concrétiser cette dérive et entériner le coup d’État contre la légitimité constitutionnelle du pays.
Les déclarations de Lavrov, selon lesquelles l’origine de la crise entre l’Algérie et le Mali réside dans la manière dont l’administration coloniale a tracé les frontières actuelles entre les deux pays — en ignorant délibérément les Touaregs pour créer une bombe à retardement et attiser les conflits ethniques et raciaux à l’avenir — sont loin de la vérité historique, du moins en ce qui concerne les racines du différend.
La preuve en est, selon l’ambassadeur algérien en poste au Mali à l’époque, Noureddine Ayadi, auteur de l’ouvrage "Kidal mérite une guerre : anatomie d’un conflit géopolitique", que la puissance coloniale avait tenté en 1956 de séparer le sud algérien du nord, en lançant un projet énergétique imposé comme un fait accompli. Mais ce projet a échoué face à la résistance des chefs de la Révolution qui ont alors fondé la sixième wilaya (zone militaire).
Et cette volonté expansionniste du colonialisme ne s’est pas arrêtée là. En 1961, selon le même ouvrage publié l’année dernière aux éditions Dar El Qobia, une nouvelle tentative a été entreprise : accorder aux Touaregs une région autonome s’étendant jusqu’en Libye, au Mali et au Niger. Ce plan a également échoué, car il ne correspondait pas aux réalités du terrain, comme le souligne l’auteur dans ce livre, qui retrace aussi les étapes de l’Accord de paix et de réconciliation issu du processus d’Alger en 2015.
Il en ressort que l’administration coloniale a tracé et officialisé les frontières en fonction des impératifs du terrain et des rapports de force militaires, ce qui explique qu’elles n’ont pas été contestées ni source de conflits, même si elles traversaient des zones habitées par des groupes ethniques bien identifiés.
Ce qui confirme que la carte frontalière coloniale n’était pas une revendication touarègue, c’est la déclaration faite en 2015 par Bilal Ag Cherif, chef du MNLA (Mouvement national de libération de l’Azawad), à l’ambassadeur algérien. Il rejette totalement la validité et la crédibilité de cette carte telle que présentée par le colonisateur, affirmant qu’elle visait uniquement à délégitimer les Touaregs dans leur environnement, à les pousser à la confrontation avec les Algériens et à semer la discorde avec leurs voisins, dans le cadre d’une stratégie de division ("diviser pour régner"), comme le rapporte l’ancien ambassadeur.
Ainsi, les propos du ministre Lavrov, qui attribue la crise entre l’Algérie et Bamako à des "frontières artificielles", apparaissent étrangement hors de tout contexte historique et politique. Ils sont susceptibles de multiples interprétations, risquent d’aggraver la crise s’ils sont adoptés comme référence politique au Kremlin, et retirent à la Russie toute légitimité en tant que médiateur ou gestionnaire du conflit.
Par cette approche — en associant les ethnies aux frontières entre les pays — Lavrov met également en péril la politique de son propre pays, qui est l’un des plus vastes au monde et abrite une grande diversité ethnique et nationale. Si l’on appliquait la logique du chef de la diplomatie russe, cela rendrait la Russie elle-même vulnérable à une fragmentation potentielle en plusieurs entités.
Commentaires
Participez Connectez-vous
Déconnexion
Les commentaires sont désactivés pour cet publication.