Nation

"Ils ont éventré des femmes et brulé les corps des innocents"

Des témoins sont revenus sur la barbarie sans nom du bourreau André Achiary et de ses milices à Guelma

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Les massacres du 08 mai 1945 à Guelma et les fours dans lesquels les Algériens furent brûlés restent l'objet de témoignages vivants sur leur atrocité et l'horreur du crime du colonisateur français, parmi lesquels les témoignages du cheikh Lakhal et de Abdallah Yelles, qui résument les événements de cette période sombre de l'histoire du colonialisme, et lumineuse de l'histoire de l'Algérie fière.

Le cheikh Lakhal dit dans son témoignage « Je travaillais chez Laffi, l’un des grands colons à Héliopolis. Ce dernier s’était emparé d’un domaine appartenant à des Algériens, dans la périphérie du village de Hammam Bradaâ, et y avait installé un four pour la production de chaux, ainsi qu’un moulin à blé, connu aujourd’hui sous le nom de Moulins Marmoura.

Lorsque les arrestations se sont intensifiées dans les jours suivant le 8 mai, mon frère Salah et moi avons été contraints d’arrêter de travailler pour échapper à la mort. Et après qu’un Italien, nommé Yacono, eut informé notre mère à notre sujet, alors qu’elle passait près de la ferme, il lui conseilla de nous faire fuir jusqu’à ce que la machine à tuer se calme. »

Éventration de 14 femmes en une seule soirée

La barbarie des criminels de l’occupation atteignit son apogée lorsqu’ils furent incapables de poursuivre les hommes jusque dans les montagnes voisines de la région de Boukerkar, à l’extérieur de la ville d’Héliopolis. Ils s’en prirent alors à des maisons isolées, tuèrent et éventrèrent pas moins de 14 femmes en une seule soirée, raconte le cheikh Lakhal, avant d’ajouter « Le criminel connu sous le nom de "Hmer Zdeira", qui n’a pas épargné même son frère Lakhdar, ainsi que le criminel Achmoul, furent les auteurs de ce massacre dans lequel les ventres furent éventrés. »

Le criminel André Achiary, avec ses milices, n’avait pas assouvi son désir de vengeance contre les Algériens, malgré la transformation de la marche de l’honneur et de la liberté en fleuves de sang dans la ville de Guelma.

Il se mit à rassembler les prisonniers et les détenus des régions de Belkheir, Héliopolis, Kalaa Bousbaâ et Boumahra Ahmed, pour les transporter de nuit à bord des camions de Laffi jusqu’à Kef El Boumba, situé à l’entrée de Héliopolis, près de l’oued Seybouse, et les exécuter en masse, avant de jeter leurs corps au bas de la montagne.

Les auteurs de l’extermination, dans un premier temps, ont laissé les cadavres entassés pour terroriser la population. Ensuite, ils ont commencé à les enterrer petit à petit, à l’aide de bras algériens. Le nombre était très élevé, affirme le cheikh Lakhal, et personne ne peut l’estimer précisément « Mais je vous assure que ceux qui ont été exécutés à Kef El Boumba se comptent par centaines, tout comme ceux qui ont été pendus sur le pont de l’oued Seybouse voisin, ainsi qu’à l’entrée de Guelma, près de ce qui est aujourd’hui le siège de la direction de la protection civile. Cela inclut des personnes comme Khalifa Karoui, Béchker Lakhmissi, Taoughi Lahcen, et beaucoup d'autres dont je ne me souviens plus des noms… La tuerie s’est poursuivie de cette manière barbare à Kef El Boumba pendant plus de deux semaines. »

L’oued Seybouse, témoin de la barbarie

Lorsque les criminels ont appris l’arrivée imminente d’une commission d’enquête européenne pour examiner les massacres, ils se sont précipités de nuit vers les fosses communes de Kef El Boumba, ont commencé à extraire les corps, et à les transporter à bord des camions du colon Louis Laffi vers l’entrepôt de matériel de chaux, situé dans le domaine de ce dernier, en périphérie du village de Hammam Bradaâ, dans la commune d’Héliopolis.

À la faveur de l’obscurité, la crémation a commencé. Le cheikh Lakhal se souvient que Laffi avait demandé à ses ouvriers algériens d’apporter du bois « Et nous ne savions pas au début que c’était pour brûler nos frères… ». Le cheikh Lakhal s’arrête un instant, puis poursuit « Les cendres issues de la combustion des corps dans le four à chaux étaient ensuite transportées par les camions de Laffi et jetées, la nuit, sur les berges de l’oued Seybouse, pour effacer les traces de l’exécution et de la brutalité sauvage. »

Abdallah Yelles, témoin du torrent de sang du 8 mai à Guelma

Abdallah Yelles, l’un des rescapés de la marche de l’honneur et de la liberté, témoigne de sa transformation en un volcan de sang sous la symphonie infernale de la mort orchestrée par le criminel André Achiary « À l’époque, j’étais militant du Parti du Peuple Algérien, qui fut le premier à réclamer l’indépendance de l’Algérie en 1936. Nous agissions dans la clandestinité, jusqu’au jour des manifestations, où les peuples du monde entier sont sortis pour célébrer la victoire des Alliés sur le nazisme.

Après des réunions secrètes entre les militants du parti, nous avons décidé de mobiliser les masses, d’organiser des manifestations et de porter des revendications pour la liberté. Nous avons commencé à Bab Souk, puis nous nous sommes dirigés vers le quartier de El Karmate, qu’on appelait à l’époque la “ville arabe”.

La marche est partie de Karmate en passant par la rue Anouna, avec une participation que je décrirais comme massive, au son des chants patriotiques, des youyous des femmes depuis les balcons, des applaudissements… et nous étions déterminés à marcher quoi qu’il nous en coûte. »

Après que la marche ait emprunté la rue Anouna, puis Majaz Ammar, jusqu’à la rue du 8 Mai, et en arrivant à cet endroit — raconte-t-il —, nous avons été interceptés par le chef de la circonscription, le criminel André Achiary, accompagné de foules de gendarmes français. C’était là où se trouvait la caserne des gendarmes français, à l’endroit qu’on appelle aujourd’hui la place du 1er Mai ou la place rouge.

Abdallah continue son récit « Ils nous ont demandé d’arrêter de marcher, et ont tenté d’arracher le drapeau algérien des mains des manifestants. Mais le martyr Ali Abda, avant-centre de l’équipe Esperance de Guelma, un homme corpulent, s’est acharné à tenir fermement le drapeau algérien. Il a réussi à le passer à ses camarades qui se trouvaient derrière lui, empêchant ainsi sa confiscation. »

« Achiary » donne l’ordre du massacre et transforme la ville en un torrent de sang

Après quelques coups de semonce tirés en l’air et l’insistance des manifestants à reculer pacifiquement, des tirs directs ont visé la foule. Les manifestants tombaient les uns sur les autres, formant des empilements de corps… Les yeux de Abdallah se sont emplis de larmes, « C’était quelque chose de terrifiant. » se rappelle-t-il.

Boumaâza Abdallah, surnommé Hamed, est tombé comme le premier martyr. Le nombre des blessés et des morts augmentait… J’étais moi-même parmi les blessés. Alors que j’essayais de rentrer chez moi, situé à Bab Skikda à environ 150 mètres, j’ai été touché par des tirs… Les gendarmes français étaient postés sur l’un des vieux murs, tirant sur les manifestants. L’un de mes camarades m’a traîné sur une certaine distance, au milieu de cette scène de massacre et de sang, puis peu après, je me suis retrouvé à l’hôpital civil-militaire, aujourd’hui appelé Ibn Zahr. J’y suis resté jusqu’à minuit, avant d’être emmené au bloc opératoire, devenu prisonnier entre leurs mains. »

À l’hôpital, dit-il, un colon m’a appris que plusieurs Algériens que je connaissais avaient été tués… J’ai également appris que des dizaines d’autres avaient été arrêtés durant la nuit, puis emmenés à Kef El Boumba, à l’ancienne caserne et à d’autres lieux… puis exécutés.

« J’étais encore à l’hôpital, suivant les massacres perpétrés contre mon peuple… Ils ont exécuté des familles entières, brûlé les corps de nombreuses victimes, et fait disparaître plusieurs autres corps pour dissimuler l’ampleur de leurs crimes, surtout après la décision d’envoyer une commission internationale d’enquête. »

« Après ma sortie de l’hôpital, j’ai découvert que des familles entières avaient été exterminées, que des milliers de Guelmis avaient été exécutés sauvagement à Kef El Boumba, dans le four à chaux, sur les berges de l’oued Seybouse dans la commune de Héliopolis, à la carrière de Hadj Mabrouk, à l’ancienne caserne de Guelma, et au pont Zimo Belkheir.

Ils ont tué des milliers et des milliers dans ces massacres, mais la brutalité subie à ce moment-là nous a donné, à nous Algériens, la force et la détermination de fer qui ont permis d’obtenir la liberté. El Hamdoulilah. »