Porter plainte contre un ministre est un véritable test de la solidité de l’État de droit en France.
La liberté d’expression s’arrête là où commence le discours de haine et l’incitation à la discrimination.
Remporter ce procès sera symbolique sur le plan juridique, mais son symbolisme est immense.
L’expérience a montré que certaines déclarations, notamment antisémites, sont sévèrement sanctionnées, tandis que l’islamophobie est souvent traitée avec indulgence ou relativisme.
Qualifier le voile « d’apartheid » et associer les musulmans et les Noirs au danger est une stigmatisation qui menace des millions de citoyens.
L’avocate et militante des droits humains franco-algérienne, Me Khadija Aoudia, a affirmé dans un entretien accordé à El Khabar que sa constitution de partie civile dans la plainte déposée contre le ministre français de l’Intérieur, Bruno Retailleau, constitue un véritable test de la solidité de l’État de droit en France. Elle a souligné que, dans ce cas précis, l’acte de porter plainte devient un geste de résistance.
Me Aoudia a ajouté que cette action en justice pourrait créer un précédent et encourager les acteurs de la société civile à traduire les discours de haine devant les tribunaux, insistant sur le fait que le droit doit retrouver sa place comme arme entre les mains du citoyen face à la stigmatisation. Une condition indispensable, selon elle, pour éviter que le débat démocratique ne soit confisqué par l’injure et la discrimination.
Entretien avec Maître Aoudia
Q1. Vous avez porté plainte contre le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau, une démarche inhabituelle dans le système judiciaire français. Pensez-vous que la justice française traitera cette affaire en toute indépendance ? Ou la position de Retailleau comme ministre affectera-t-elle le cours de la justice ?
Juridiquement, l’indépendance de la justice est consacrée par la Constitution (art. 64), mais dans la pratique, la proximité d’un ministre du pouvoir exécutif soulève toujours la crainte d’une justice « prudente » ou « frileuse ».
C’est l’éternel conflit entre le Droit et le Pouvoir : la justice doit rappeler que nul n’est au-dessus des lois, pas même un ministre. Porter plainte, c’est donc tester la solidité réelle de l’État de droit français.
Q2. Retailleau a déclaré que « le hijab est un symbole d’apartheid », que « l’immigration n’est pas une opportunité pour la France » et que « ce sont des musulmans et des noirs ». Selon vous, ces déclarations politiques sont-elles électorales ou l’expression d’une idéologie profondément ancrée d’extrême droite, désormais présente dans les institutions de l’État français ?
Elles peuvent s’analyser comme un discours électoral populiste, mais leur récurrence et leur radicalité révèlent une idéologie ancrée qui a migré du champ de l’extrême droite vers le cœur institutionnel.
Ce qui illustre la « banalisation du mal » (Hannah Arendt) : des propos autrefois marginaux deviennent normatifs au sommet de l’État.
Q3. Est-il difficile de porter plainte contre une personnalité politique en position de pouvoir ? Avez-vous été confrontée à des pressions ou à des obstacles dans votre parcours et votre action en tant que militante des droits de l’homme ?
Conformément au droit positif français et à la CEDH, l’accès à ses juges est un principe fondamental garantissant l’équité d’un procès. La Cour de Justice de la République (CJR) est la juridiction d’exception pour juger des crimes et délits commis par les membres du gouvernement, mais les obstacles sont bien réels : médiatiques, politiques et parfois judiciaires. Porter plainte contre un ministre, c’est affronter non seulement un homme, mais aussi le poids symbolique d’un État qui protège ses représentants.
En conséquence, porter plainte devient un acte de résistance : c’est affirmer que le citoyen, fut-il minoritaire, conserve un droit de recours face au prince.
Le combat pour faire respecter les principes fondamentaux de fraternité s’impose à tout les peuples. La fraternité n’est pas seulement une valeur morale, c’est une obligation imposée et protégée par le droit international.
Malheureusement tout ceux qui se dressent fièrement pour ce combat susciteront toujours haine et rejet. L’histoire nous l’a déjà enseigné.
Q4. Pensez-vous que cette affaire pourrait ouvrir la porte à d’autres poursuites intentées par des organisations de la société civile ou des particuliers contre les discours de haine politique en France ?
Effectivement cette plainte pourrait servir de précédent et encourager d’autres acteurs de la société civile à judiciariser les discours de haine. Le droit doit redevenir une arme citoyenne face à la stigmatisation. Ce qui est essentiel pour que le débat démocratique ne soit pas confisqué par l’injure et la discrimination.
Q5. Ce genre de propos est souvent justifié sous couvert de « liberté d’expression ». À votre avis, où s’arrête la liberté d’expression et où commence le délit d’incitation à la haine ?
La CEDH et la loi française tracent une frontière claire : la liberté d’expression s’arrête là où commence l’appel à la haine et à la discrimination.
Philosophiquement, c’est le dilemme de Mill : la liberté est totale tant qu’elle ne nuit pas à autrui. Or, qualifier le hijab d’« apartheid » et associer musulmans et noirs à un danger est une stigmatisation qui fait peser un risque sur des millions de citoyens.
Q6. Pensez-vous que la justice française applique les mêmes standards lorsqu’il s’agit de musulmans ou d’immigrés par rapport aux déclarations visant d’autres groupes ?
L’expérience montre que certains propos, notamment antisémites, sont sanctionnés avec fermeté, tandis que l’islamophobie est souvent relativisée. Cette hiérarchie dans la protection fragilise gravement le principe d’égalité devant la loi.
Q7. La communauté musulmane en France subit une pression politique et médiatique constante. D’après votre expérience d’avocate, quels sont les cas les plus marquants témoignant de ces pressions devant la justice ?
Je pense aux dissolutions d’associations musulmanes, aux perquisitions abusives après 2015, ou encore aux mères voilées écartées des sorties scolaires. Tous ces cas traduisent une suspicion institutionnalisée envers une partie des citoyens : la communauté musulmane se trouve assignée à justification permanente.
Q8. Considérez-vous les musulmans de France comme des boucs émissaires de la politique électorale ?
Il est constant que la rhétorique politique construit le musulman comme « l’autre intérieur » responsable des maux sociaux. C’est le vieux mécanisme du bouc émissaire décrit par René Girard : désigner un groupe pour canaliser les angoisses collectives.
Q9. Si vous gagnez ce procès, quels changements concrets cela apportera-t-il aux musulmans de la République française ? S’agira-t-il d’une simple victoire symbolique ou pourrait-elle avoir un impact sur les politiques publiques ?
Une victoire serait juridiquement symbolique, mais ce symbole est immense : il redonnerait confiance aux citoyens discriminés dans les institutions.
Elle pourrait aussi contraindre les politiques à une autodiscipline discursive, changeant indirectement les pratiques publiques.
Q10. Revenons à votre parcours. Vous avez été la première avocate d’origine maghrébine à occuper le poste de bâtonnière du Barreau de Nîmes. Quel impact cela a-t-il eu sur la perception que la communauté juridique française a eue de vous ?
Cela a été l’illustration que la profession d’avocat transcende substantiellement toute forme de discrimination ou de préjugé :y voyant une avancée, bien que quelques-uns y percevaient une anomalie. Ce fut aussi une expérience de solitude car la visibilité attire autant le respect que lerejet.
Q11. Avez-vous personnellement été victime d’incidents racistes au cours de votre carrière ? Comment les avez-vous gérés ?
Oui mais Marginalement. Je les ai gérés en les transformant en énergie de combat. Chaque attaque est devenue pour moi une raison supplémentaire de défendre l’égalité et la dignité : c’est le retournement Nietzschéen « transfigurer l’épreuve en puissance ».
Q12. L’affaire des frères Mohamed et Abdelkader Ismail dans les années 1990, accusés de meurtre alors qu’ils étaient membres des unités d’autodéfense, était considérée comme une bataille contre une « machine puissante ». Voyez-vous des similitudes avec votre combat actuel contre Retailleau ?
Dans les deux cas, il s’agissait de faire face à une machine d’État, à une vérité officielle qui sacrifie des individus sur l’autel d’une instrumentalisation judiciaire.
Le combat est le même : rappeler que la justice doit protéger, et non servir une narration politique.
Q13. Il est clair que votre carrière va au-delà du simple plaidoyer pour défendre une cause et une identité. Vous considérez-vous comme une voix pour les personnes marginalisées ?
Je me vois comme une avocate au sens plein : porter la voix de ceux que l’on n’entend pas, traduire leur souffrance en langage juridique. Être, en somme, le trait d’union entre le citoyen marginalisé et la justice.
Q14. Quel message adresseriez-vous aux immigrés et aux musulmans en France après avoir déposé cette plainte ?
Le droit est votre arme. Refuser le silence, c’est reprendre sa dignité citoyenne. La plainte n’est pas qu’un acte individuel : c’est une réaffirmation collective que la République est à vous aussi.
Q15. Si vous perdez votre procès devant les tribunaux français, saisirez-vous réellement la Cour européenne des droits de l’homme ?
Sans hésitation. Ce combat doit aller jusqu’au bout. La France n’est pas seule : elle appartient à un ordre juridique européen qui peut la rappeler à ses engagements universels en matière de droits humains, celui du respect du à la dignité humaine qui doit demeurer sacré et donc inviolable.
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