"Les relations entre l'Algérie et la France traversent une véritable crise "

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La chercheuse française en histoire, Isabelle Vaha, qui visite l'Algérie à l'initiative du directeur de la chaîne "Al-Watania", Ahmed Derwich, et du réalisateur de documentaires Mohamed Zaoui, parle de sa découverte choquante de la vérité sur son père, l'un des bourreaux du colonialisme français en Algérie. Elle a qualifié cela de "véritable tragédie", ajoutant qu'après sa visite en Algérie, elle revient avec une conviction et un engagement plus forts.

Dans un entretien accordé à "El Khabar", Isabelle Vaha a également affirmé que les relations entre la France et l'Algérie traversent une véritable crise, qu'il faut résoudre en dialoguant ensemble, loin des menaces. Elle espère que les deux parties pourront "se donner la main autour d'une histoire commune, car notre histoire est partagée et elle peut être autre chose que la souffrance ".

Comment l'idée de parler de l'histoire de votre père est-elle née ?

L'idée est née suite à la découverte d'une boîte de photos de mon père en train de torturer, lorsque j'avais environ 8 ou 9 ans. Ces photos laissaient entendre qu'il était fier de ce qu'il faisait. À cet âge-là, je n'ai rien fait, je n'avais pas les outils que j'ai aujourd'hui pour pouvoir en parler, sauf que très vite, j'ai compris qu'il se passait quelque chose d'anormal. C'était vraiment un tournant pour moi. Et à partir de ce moment-là, progressivement, au fil des années, d'abord parce qu'il y a un aspect émotionnel dans cette tragédie, car c'est vraiment une tragédie de découvrir tout cela quand on est enfant, petit à petit, et parallèlement au chemin que j'ai suivi concernant cette question, je me suis dit qu'il fallait que je parle de cela et que je le dénonce. Ce que mon père a fait est le reflet de ce qu'un pays peut faire à un autre pays.

À un moment donné, mon travail - même s'il a été fait dans un état émotionnel, dans la douleur, avec beaucoup de choses et un certain sentiment de trahison - n'était pas possible, et j'ai attendu de devenir adulte pour pouvoir m'engager pleinement dans cette dénonciation. Et dans ce cadre, je ne suis pas là pour monter la France contre l'Algérie ou l'Algérie contre la France, comme c'est le cas aujourd'hui. Ce n'est absolument pas cela, au contraire, il s'agit de se donner la main autour d'une histoire commune, car notre histoire est partagée et elle peut être autre chose que la souffrance. Et je transmets cela souvent à mes étudiants. Cet engagement, je l'ai pris depuis longtemps, tout comme mon engagement pour la reconnaissance de l'esclavage et pour tous ceux que l'on a marginalisés ou à qui l'on a raconté des mensonges. 

Pouvons-nous aujourd'hui être main dans la main dans les circonstances actuelles ?

Laisse-moi espérer cela, Madame, laisse-moi espérer cela, car cela dépend de nous, cela dépend de chacun d'entre nous. Et je ne pense pas ici aux décideurs, mais c'est à nous de le faire. Mais laisse-moi espérer, même si cela reste difficile. De plus, cela ne me surprendrait pas si, en retournant en France après tout ce qui m'est arrivé depuis que je suis ici dans votre pays, il y avait des conséquences à cela. Mais laisse-moi espérer. En tout cas, je travaille pour cela.

Comment avez-vous réagi, ainsi que votre père, lorsque vous avez découvert ces photos ?

C'était une tragédie, et il faut replacer cela dans le contexte d'une famille militaire marquée par cette violence. J'étais très jeune, c'était un véritable choc, car au début, c'était une forme de trahison familiale. Certains membres de la famille ne sont pas des exemples, car ils peuvent mentir, mais ensuite, peu à peu, on m'a dit que cette boîte n'avait jamais existé et que j'étais une menteuse. C'était aussi une sorte de déni de l'histoire, un déni de cette histoire en particulier. Quand j'ai grandi, j'ai vu qu'il était essentiel d'effacer ce déni et de dire que cela s'est produit, oui, cela s'est produit. Et c'est ce que je transmets constamment autour de moi, avec mes filles, et surtout avec mes étudiants.

Pensez-vous qu'il est temps pour la France de se réconcilier avec son histoire coloniale ?

Nous travaillons sur cela de notre côté.

Comment cela ? 

Je travaille sur cela principalement à travers la recherche historique. Je suis allée voir le Musée des Martyrs (elle fait référence au Musée du Moudjahid). À mon arrivée, je n'ai rien appris de nouveau, car je connais déjà les détails de cette histoire. En revanche, ce qui est merveilleux, c'est que je repars en étant confirmée dans tout ce que je sais et ce que j'avais appris. Je reviens non seulement avec la confirmation de mon engagement, de ma conviction et de ce que je sais, mais en réalité, je sais encore plus que ce que j'avais imaginé. Et je reviens avec cette sérénité et cette certitude que je ne me suis pas trompée et que je suis à ma place. Pour information, depuis que je suis arrivée ici, j'ai souvent dit que je suis à ma place, même si ce n'est pas mon pays, mais il y a des moments où je me sens vraiment à ma place. Un de ces moments a été lorsque j'étais avec le président de l'université de Mostaganem et une enseignante. Nous nous sommes pris la mais et nous nous sommes engagées à continuer ce travail jusqu'à ce que nous puissions accomplir quelque chose de satisfaisant. Cela nous prendra du temps, et j'ai atteint un certain âge, donc le temps ne sera pas long, mais je ferai cela tant que je serai capable de le faire.

Il y a toujours des blessures entre l'Algérie et la France. Comment, selon vous, pouvons-nous les guérir ?

 Tout d'abord, il faut en parler. Aujourd'hui, la France et l'Algérie forment un duo dans une grande crise, et la seule façon de la résoudre n'est ni par des menaces ni par les discours que l'on entend aujourd'hui, mais en essayant de parler. Et encore une fois, depuis ma petite place, je fais partie de ceux qui croient que nous pouvons parler et surmonter cela, il nous faut du temps et de la volonté, mais ce qui est inquiétant, c'est que tout le monde n'a pas cette volonté. Cependant, nous devons le faire et aller de l'avant. Il y a toujours des jours de clarté, et je reviens à dire, laisse-moi espérer.

Avec l'extrême droite, est-il possible de faire cela, de parler ?

L'extrême droite aujourd'hui est une force dans notre pays, et cela n'a pas toujours été le cas. Mais il y a aussi d'autres personnes en France, il n'y a pas seulement l'extrême droite, heureusement. Il y a des gens qui n'ont pas nécessairement un alignement idéologique, mais qui veulent faire cela. Je crois au travail des associations et au travail de certains enseignants, pas tous, mais ce n'est pas mauvais dans tous les cas. Je connais beaucoup de gens en France qui sont engagés dans ce travail.

Pouvez-vous nous citer quelques exemples de ces associations ?

Sur le plan associatif, simplement parler de cela aux jeunes, notamment dans les quartiers où la vie est difficile, et il y a aussi tout ce qui concerne les actions autour du 17 octobre 1961, auxquelles je participe. Depuis 15 ans, je vais au Pont Saint-Michel pour réclamer la vérité et faire reconnaître cet événement comme un crime d'État. Donc, il y a des gens engagés. Il y a aussi l'association Maurice Audin et d'autres que nous ne connaissons pas. Je crois en ceux qui travaillent dans l'ombre.

Aujourd'hui, pour la première fois, j'ai révélé ce sur quoi je travaille aux gens, et je ne pensais pas que les choses se passeraient ainsi à mon arrivée ici. Je salue beaucoup "les petites mains", car sans les "petites mains", il n'y aurait pas de "grandes mains". Le travail dans l'ombre est très important, il y a le travail de certains enseignants, et je travaille avec de merveilleux enseignants qui essaient de dépasser les obligations académiques et d'imposer ce que nous devons dire, "oui, mais", cet "exception" est important, et il y a de nombreux enseignants qui s'arrêtent au "mais".

Pour information, en 2005, lorsque la loi de février 2005 a été adoptée, reconnaissant le rôle positif de la colonisation, de nombreux enseignants d'histoire se sont insurgés contre cette loi, mais personne n'en a parlé. Il y en a même qui campaient dans les écoles, et d'autres ont mené des campagnes de sensibilisation à cette époque, bien que les médias n'en aient pas parlé, ils ont réussi à faire abroger cette loi qui les obligeait à enseigner le côté positif de la colonisation. Malgré tout, il y a eu des progrès qui n'ont pas été beaucoup médiatisés, et cela a réussi.

Il y a aussi le problème des archives en France, qui sont difficiles d'accès ?

Les archives… Il y a Sophie Coeuré qui a travaillé sur le nettoyage des archives… Il y a un véritable problème concernant les archives. Par exemple, en ce qui concerne les archives de Vincennes, le président avait promis une large ouverture  des archives, et après deux semaines, c'était le contraire qui s'est produit, pour des raisons fallacieuses, c'est un problème réel.

Comment travailler pour résoudre ce problème ?

Je dis que c'est un travail des techniciens, de ceux qui s'occupent des archives, et du travail des historiens et des chercheurs dans les archives. Je ne suis pas historienne, mais enquêtrice en histoire. Mon travail est de transmettre et d'expliquer aux étudiants. Je travaille sur le croisement des informations et la recherche de quelque chose de nouveau, surtout avec les cohortes d'étudiants venant de partout. Mon travail n'est pas de monter une communauté contre une autre, et cela ne se fait qu'avec des explications et des mots. En ce qui concerne la guerre d'Algérie, je l'explique aussi pour que les étudiants, qu'ils viennent du Cameroun ou de Paris, puissent comprendre pourquoi et comment cela s'est passé, et c'est vraiment un travail précieux.

Comment pouvons-nous qualifier la relation actuelle entre l'Algérie et la France ?

Comme je l'ai dit, c'est un duo dans une véritable crise marquée par l'injustice, car on ne peut pas résoudre la situation par des menaces. De plus, nous avons un discours qui est avant tout prudent, ce qui ne règle pas les problèmes. J'essaie, avec d'autres, de trouver un équilibre.

Avez-vous déjà rencontré de personnes ayant travaillé sur l'histoire commune ?

 

Comme je l'ai dit tout à l'heure, ceux qui travaillent dans l'ombre sont très importants, il y a beaucoup de gens dans l'ombre, mais il y a aussi de grands noms. Parmi mes rencontres importantes, il y a eu celle avec Henri Alleg, qui est un point central dans toute cette histoire, et ce dans des circonstances remarquables. J'ai aussi eu la chance de rencontrer Gisèle Halimi. De plus, avant d'écrire la préface de mon livre "La petite fille de Mostaganem", ce fut un moment important pour moi, j'aurais aimé que ce soit mon père, car je ne voulais pas de mon véritable père. Il y a aussi d'autres noms comme Jean-Luc Einaudi et sa relation avec le 17 octobre 1961. Je l'ai connu avant qu'il ne commence à travailler sur le 17 octobre, puis je l'ai rencontré en tant qu'historien, et son travail est en quelque sorte une coïncidence, car il a travaillé sur les archives et a découvert ce qui concerne le 17 octobre. Il s'est demandé pourquoi il y avait un grand nombre de Algériens dans les hôpitaux entre le 17 et le 19 octobre, et cela, bien sûr, parce qu'il s'était passé quelque chose. C'est à partir de cette observation qu'il a commencé ses recherches. Il y a un autre aspect que l'on ne parle pas du 17 octobre, c'est celui des femmes, car elles n'étaient pas dans les rues, mais la police est allée les chercher chez elles, et certaines ont été placées à l'hôpital psychiatrique de Saint-Anne. Cela n'est jamais mentionné, et l'équipe médicale à l'époque a compris que ce n'était pas une question de maladie, mais une méthode de vengeance, ce n'était pas du tout une question médicale.

Il y a aussi Ibrahim Senoussi, bien sûr, qui a contribué à la restitution des crânes, et avant cela, il a fait beaucoup de choses. Ce sont là mes grandes rencontres avec ces noms. Dans le domaine historique, j'ai aussi rencontré Benjamin Stora, Olivier Le Cour Grandmaison, un nom important, ainsi que Fabrice Riceputi, Raphaël Blanchot, et d'autres, ce sont des gens connus, mais il y a aussi des historiens moins connus qui font un travail considérable. 

Pouvez-vous nous parler de l'impact que l’hymne national algérien a eu sur vous lorsque vous l'avez entendu ?

L'hymne national algérien a été joué à deux reprises. La première fois, la surprise a été grande et l'émotion très forte. Le soir même, je suis allée sur mon ordinateur pour chercher les paroles afin de les comprendre. Il y a un mot qui revient dans le refrain : "Fach’hado, Fach’hado, Fach’hado".

Le lendemain, quand l'hymne a été joué à nouveau, même si je ne comprends pas l'arabe, j'ai compris cette partie " Fach’hado, Fach’hado, Fach’hado ", et c'était très puissant. À Mostaganem, je me suis appuyée sur la plateforme pour ne pas tomber tellement l'émotion était forte, et c'était difficile de retenir mes larmes (ses yeux se sont remplis de larmes). Il y a aussi un autre moment : au musée, ils m'ont remis la médaille du martyr. Comment imaginer que la fille de celui qui a tué et torturé dans ce pays reçoive une médaille du martyr ? Cela ne peut être exprimé. 

Un mot pour l'Algérie ?

Merci... et le mot qui me vient à l'esprit est "humanité".