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Le Venezuela dans la ligne de mire

Le nouveau test de l’hégémonie américaine à l’ère de la multipolarité

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À un moment international marqué par l’intensification de la rivalité entre les grandes puissances et par des politiques d’alignement, de polarisation et d’endiguement, les tensions entre les États-Unis et le Venezuela refont surface sur la scène géopolitique, mais cette fois avec des instruments plus durs. Il apparaît clairement que les États-Unis ne se limitent plus à la pression diplomatique et économique, mais intègrent désormais la dimension militaire dans leur dispositif de dissuasion et de contrôle du comportement politique, sans toutefois aller jusqu’à une décision d’intervention militaire totale.

Cette escalade américaine ne peut être dissociée d’un contexte international plus large marqué par une recomposition de l’ordre mondial. Avec le recul de la capacité des États-Unis à imposer seuls leur volonté et l’expansion du rôle de puissances concurrentes en Amérique latine, la région revient au cœur des calculs stratégiques.

Par ailleurs, le retour du pétrole au centre des équations géopolitiques fait du Venezuela, détenteur d’immenses réserves pétrolières, un acteur incontournable. L’escalade ne s’est pas limitée à l’aspect militaire, mais s’est accompagnée de mesures politiques et juridiques sévères, parmi lesquelles la classification du président vénézuélien et de plusieurs membres de son gouvernement comme « organisations terroristes étrangères », ainsi que l’imposition de sanctions contre des membres de la famille Maduro et des figures proches du pouvoir. La période récente a également été marquée par une intensification de la pression économique, à travers la saisie de pétroliers, l’imposition de restrictions sur l’espace aérien et le durcissement de l’étau autour des exportations de pétrole, dans une tentative manifeste d’asphyxier l’économie vénézuélienne et de priver le régime de ses ressources essentielles. En réponse, Caracas a multiplié les démarches diplomatiques, en saisissant les Nations unies, l’OPEP et l’Organisation maritime internationale, tout en renforçant ses relations avec la Russie, la Chine et l’Iran. Elle estime toutefois que les véritables objectifs américains dépassent le discours de lutte contre le narcotrafic et visent à contenir l’influence de ces puissances, à réaffirmer la présence américaine en Amérique latine et à contrôler les ressources stratégiques pétrolières du Venezuela.

Début décembre 2025, les États-Unis ont réuni un groupe de dirigeants et de responsables d’Amérique latine et de la région caraïbe afin de mobiliser un soutien à une éventuelle invasion terrestre américaine du Venezuela. Le président américain Donald Trump a tenu, début décembre, une réunion à la Maison-Blanche pour discuter des prochaines étapes à l’égard du Venezuela, alors que Washington intensifiait ses pressions sur Caracas. La réunion a rassemblé plusieurs hauts responsables, dont le secrétaire à la Guerre Pete Hegseth, le président des chefs d’état-major interarmées, le général Dan Caine, le secrétaire d’État Marco Rubio, ainsi que la directrice du bureau de la Maison-Blanche Susie Wiles et son adjoint Stephen Miller. De son côté, le Venezuela bolivarien s’efforce de préserver son indépendance et sa souveraineté face aux convoitises américaines et européennes, principalement liées à ses importantes réserves de pétrole, de gaz et de ressources minérales rares.

La crise américano-vénézuélienne constitue un modèle complexe d’interaction entre puissances internationales et régionales dans un système mondial en pleine mutation géostructurelle. Le Venezuela, avec ses immenses richesses pétrolières — les plus importantes réserves prouvées au monde — et sa position géostratégique dans les Caraïbes, devient un champ de confrontation entre la vision américaine visant à redessiner son influence dans son « arrière-cour » et le projet bolivarien soutenu par un axe anti-hégémonique mené par la Russie, la Chine et l’Iran. Cette confrontation dépasse le cadre bilatéral pour refléter une recomposition géopolitique plus large de l’Amérique latine, dans un contexte international marqué par la montée de la concurrence entre grandes puissances et le déclin de l’hégémonie unipolaire américaine.

Du point de vue des théories des relations internationales, ce conflit peut être analysé à travers deux prismes principaux. Premièrement, la théorie de la stabilité hégémonique, qui explique la volonté des États-Unis de préserver un ordre régional garantissant leurs intérêts stratégiques. Le recul de l’influence américaine au cours des deux dernières décennies, conjugué à la montée de la vague de gauche (« vague rose »), a poussé Washington à reconfigurer la carte politique à l’aide de multiples instruments : la diplomatie publique, notamment par le soutien à des figures comme María Corina Machado (lauréate du prix Nobel de la paix 2025) en tant que symbole démocratique alternatif ; la guerre hybride combinant sanctions économiques et pression militaire indirecte ; et le réalignement politique par la transformation de régimes de gauche en gouvernements de droite, comme observé au Brésil, en Colombie et en Argentine. Deuxièmement, la théorie de l’interdépendance complexe souligne que le Venezuela, malgré ses fragilités internes, dispose de leviers de pression importants, tels que le pétrole lourd nécessaire aux raffineries américaines spécialisées du golfe du Mexique, ainsi qu’un réseau d’alliances stratégiques avec la Russie (soutien militaire et technique), la Chine (investissements et financements) et l’Iran (appui technique et énergétique). S’y ajoute le facteur humanitaire lié aux flux migratoires vénézuéliens, utilisé comme levier de pression sur les pays voisins et les États-Unis.

Sur le plan géopolitique, les intérêts américains au Venezuela se déclinent à plusieurs niveaux. Stratégiquement, Washington cherche à empêcher la transformation du Venezuela en plateforme militaire pour des puissances concurrentes, compte tenu de sa proximité géographique avec le territoire américain (environ 2 000 km). Économiquement, les États-Unis visent le contrôle des immenses réserves pétrolières et la sécurisation des approvisionnements en pétrole lourd pour leurs raffineries spécialisées. Sur le plan idéologique, ils s’emploient à mettre fin au modèle bolivarien en tant que symbole d’une alternative au libéralisme occidental. Sur le plan régional, ils cherchent à affaiblir l’axe La Havane–Caracas, soutien des régimes hostiles à l’influence américaine sur le continent. En face, le rôle russo-chinois constitue un défi majeur à l’unipolarité : la Russie a fourni un soutien militaire et technique dépassant 10 milliards de dollars depuis 2006, avec la présence d’experts militaires et de systèmes de défense aérienne, tandis que la Chine a injecté environ 65 milliards de dollars d’investissements via le « Fonds Chine–Venezuela », intégrant le pays à l’initiative des Nouvelles Routes de la soie. Ces puissances convergent vers une stratégie commune visant à utiliser le Venezuela comme plateforme pour affaiblir l’influence américaine dans l’hémisphère occidental.

Sur le plan économique, le blocus maritime américain des pétroliers vénézuéliens constitue un tournant qualitatif dans le conflit, avec pour objectif immédiat d’asphyxier les recettes pétrolières — qui représentent 95 % des revenus d’exportation du pays — et pour objectif stratégique de contraindre les alliés du Venezuela (Russie, Chine, Iran) à supporter un coût de soutien plus élevé.

Bien que la production pétrolière vénézuélienne s’élève aujourd’hui à environ 800 000 barils par jour, contre 3,2 millions en 1998, l’Amérique latine connaît, à l’échelle régionale, une profonde recomposition géopolitique marquée par le recul de la vague de gauche et la montée de la droite. La période 2015–2023 a vu l’ascension de gouvernements de droite au Brésil (Bolsonaro), en Argentine (Milei), en Colombie (Duque) et au Chili, tandis que la période 2023–2025 a été marquée par un retour partiel de la gauche au Brésil (Lula) et en Colombie (Petro), mais dans un cadre de réalisme économique affaiblissant la solidarité régionale.

La faiblesse des mécanismes régionaux — tels que l’Union latino-américaine, divisée entre le Groupe de Lima favorable à l’intervention et le Groupe de Puebla partisan du dialogue, ou encore la CELAC, paralysée par l’absence de position unifiée en raison des divisions idéologiques — ainsi que le recours de la Russie et de la Chine au veto au Conseil de sécurité des Nations unies contre les résolutions visant le Venezuela, reflètent la profonde polarisation qui traverse le continent.